TW : avortement, description d’avortements clandestins et de stratégies politiques des mouvements pro-vie (anti-choix), mention d’agression sexuelle.

Après plus d’un demi-siècle d’effectivité, l’arrêt Roe V. Wade de la Cour suprême américaine, qui garantissait l’accès à l’avortement aux américain.e.s, a été renversé le 24 juin 2022. Cette décision choc a fait le tour du monde en un rien de temps tellement elle représente un immense pas en arrière.

On pourrait croire qu’au Canada, avec notre belle Charte des droits et libertés qui prône des valeurs progressistes d’égalité et de liberté, le droit à l’avortement va de soi. Pourtant, ce droit des propriétaires d’utérus de disposer de leur propre corps est remis en question presque à chaque élection. On rit pas, même aux élections fédérales de 2021, si tu as fait la Boussole électorale, tu as peut-être remarqué que le PPC avait l’intention de limiter le droit à l’avortement. 

C’est pourquoi, aujourd’hui, en cette Journée mondiale du droit à l’avortement, on te propose un petit retour sur l’évolution et certains faits marquants de ce droit ici, au Canada. Parce que la lutte n’est pas finie.

De 1869 à 1969 : l’avortement est criminel

En 1869, le Parlement canadien adopte une loi qui criminalise l’interruption de grossesse. En résumé : toute personne ayant causé l’avortement risquait une peine de prison à vie. Le simple fait de parler de contraception devient aussi puni par la loi. 

Tout ça va se retrouver officiellement dans le Code criminel canadien lors de son établissement en 1892.

Avortements clandestins

Est-ce que toutes ces lois diminuent le nombre d’avortements ? Ben non. Que l’interruption volontaire de grossesse (IVG) soit légale ou non, elle a toujours été pratiquée. Les Canadiennes font donc preuve d’ingéniosité (et de courage, faut le dire !) pour ne pas avoir à subir les conséquences d’une grossesse indésirée. 

Comme tu t’en doutes sûrement, l’IVG maison n’est pas sans risque. Elle cause très souvent des complications et entraîne parfois la mort de la mère. On estime que chaque année, il y avait entre 10 000 à 25 000 avortements pratiqués clandestinement au début des années 1960.

En 1962, l’avortement était la principale cause d’hospitalisation des femmes. Tu comprendras que l’argument « l’avortement disparaîtra s’il devient criminel » (qu’on entend encore aujourd’hui) est totalement erroné. Comme le dit l’Association canadienne pour la liberté de choix : « le fait de rendre l’avortement criminel ne l’éliminera pas ; mais il éliminera les avortements effectués dans des conditions salubres. »

De la décriminalisation partielle à complète

1969 : Décriminalisation de l’avortement « thérapeutique »

En 1969, le gouvernement libéral adopte une loi qui amende l’article 251 du Code criminel qui rendait passible de 2 ans de prison les femmes se faisant avorter et de prison à vie pour les avorteurs. 

L’avortement devient possible, mais dans une seule condition : si la poursuite de la grossesse met la vie ou la santé de la mère en danger. Autre bémol, ces avortements, dits thérapeutiques, doivent être pratiqués dans des hôpitaux agréés en plus d’être approuvés préalablement par un « Comité de l’avortement thérapeutique », composé de plusieurs médecins.

En plus, cette première étape de décriminalisation de l’IVG est loin de garantir un accès juste et équitable à toutes les femmes. Les délais d’attente sont d’en moyenne 8 semaines et plusieurs hôpitaux ne comportent pas de Comité de l’avortement thérapeutique, car il n’était pas obligatoire d’en mettre un sur pied.

On passe donc d’un contrôle judiciaire à un contrôle médical : les femmes ne sont donc toujours pas libres de décider, à elles seules, si elles peuvent mettre fin à leur grossesse. On devra attendre presque 20 ans pour que ça change.

1988 : L’affaire Morgentaler et la décriminalisation de l’avortement 

Henry Morgentaler est un médecin canadien qui consacra sa vie à la lutte pour l’accès à l’IVG pour toustes.

Constatant les horribles conditions dans lesquelles se déroulaient les IVG clandestines et les difficultés d’accès à l’avortement, il ouvre les portes de sa première clinique privée en 1968.

Ce sera la première du pays à offrir un avortement sécuritaire aux femmes qui le désirent, bien que ce soit toujours illégal à l’époque. Mais pour Morgentaler, la sécurité, la dignité des femmes et leur droit de choisir de mettre à terme ou non leur grossesse supplantent la loi qu’il juge injuste, restrictive, mal appliquée, et qui prive des centaines de femmes, souvent les plus vulnérables et pauvres, de s’en prévaloir.

En 1970, il se fait arrêter pour une première fois. S’en suivront deux décennies de lutte juridique où Morgentaler fera 10 mois de prison, payera des milliers de dollars d’amende et de frais d’avocats, verra plusieurs de ses cliniques perquisitionnées et vandalisées, et ce, sans jamais abdiquer. 

Une décision historique

C’est en 1988 (oui, oui, ça fait bien juste 33 ans…) que ses efforts et ceux des militantes féministes pro-choix sont enfin récompensés : l’avortement est décriminalisé au Canada.

La Cour suprême déclare que l’article 251 de 1969 (dont on t’a parlé plus haut) viole la Charte canadienne des droits et libertés, en portant atteinte au droit constitutionnel des femmes à « la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne ». 

En gros, la Cour juge que l’État n’a pas à intervenir dans une décision morale qui a un tel impact dans la vie d’une personne. Lui enlever le droit de décider brime non seulement son autonomie et sa dignité, mais peut lui causer dommages physique et émotionnel.

(Psssst… pour en connaître davantage sur la décision prise lors de l’Arrêt Morgentaler, rendez-vous ici.)

1989 : Affaire Chantal Daigle

L’affaire Tremblay contre Daigle a permis de régler la question du droit du fœtus et du géniteur. Eh oui ! À peine un an après le jugement de la Cour suprême, Jean-Guy Tremblay tente d’empêcher son ex-copine, Chantal Daigle, de se faire avorter. On t’explique.

Après plusieurs épisodes de violence conjugale, Chantal apprend qu’elle est enceinte, se sépare et décide de se faire avorter. Arrivée à la clinique, elle apprend que son ex-conjoint a déposé une injonction qui l’empêche de le faire. Confiante de gagner sa cause, elle se rend à la Cour supérieure du Québec. En quelques heures, le juge annonce que l’injonction est maintenue, le fœtus bénéficiant de droits en tant qu’être humain.

Say what?! Chantal et son avocat décident d’aller en appel, mais obtiennent le même résultat fin juillet 1989. Le lendemain, 10 000 manifestant.e.s descendent dans les rues pour dénoncer cette décision de la Cour d’appel. Après tout, on avait pas réglé cette question sociétale en 1988 ?

Chantal et Me Bédard décident de saisir la Cour suprême. Entre-temps, Chantal se rend aux États-Unis pour se faire avorter, même si elle risque une peine de prison de 2 ans et une amende de 50 000 $. Donc le problème est réglé, non ? Vu l’importance de la question, la Cour suprême accepte exceptionnellement d’entendre la cause : il faut trancher. 

Le 8 août 1989, Chantal gagne enfin sa cause et par le fait même, contribue à la solidification du droit à l’avortement au Canada. Le géniteur ne peut désormais plus s’interposer dans la décision d’une femme. Quant au fœtus, il ne détient pas de statut légal tant qu’il n’est pas né et viable. 

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Le Canada est le seul pays occidental à ne pas compter de restriction en ce qui concerne l’avortement. Pourtant, la décriminalisation de l’avortement n’en garantit pas son accès. 

Si tu te retrouves en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, à l’Île-du-Prince-Édouard, en Saskatchewan, tu trouveras beaucoup d’obstacles sur ton chemin avant de pouvoir subir une IVG. Même dans les provinces où l’IVG est plus accessible, comme ici au Québec ou en Ontario, plus tu t’éloignes des centres urbains, plus il y aura de barrières. Référence d’un médecin nécessaire, avortements seulement disponibles dans les hôpitaux, cliniques fermées pour le temps des fêtes ou ouvertes seulement quelques jours par semaine, délais d’attente trop longs… pendant ce temps-là, ça pousse dans ton ventre — imagine l’anxiété !

Actualité
 
En date du 12 mai 2022, le gouvernement fédéral de Trudeau planifie débloquer un budget de 3,5 M$ pour pallier cette problématique d’accès à l’IVG rencontrée dans plusieurs régions canadiennes. 

Peut-être que ce modeste montant — ajouté au budget de 41 M$, échelonné sur trois ans, en matière de santé sexuelle, qui a été promis en 2021 — saura faire une différence dans la vie de ces femmes. Il ne reste plus qu’à espérer que les bottines suivent les babines et à prier fort pour qu’aucun gouvernement conservateur ne vienne bousiller ces efforts dans un futur proche.

Les groupes pro-vie gagnent du terrain

Sauf qu’on est jamais à l’abri d’un changement dans les lois. Même si la Cour suprême des États-Unis a reconnu en 1973 le droit aux femmes de mettre un terme à leur grossesse, ça n’a pas empêché plusieurs États de restreindre sévèrement, voire d’interdire l’avortement depuis. C’est l’Alabama qui a commencé le bal en 2019, en interdisant les avortements même en cas de viol. Depuis, des dizaines d’États ont adopté des lois similaires (dont le Texas comme on t’en parlait au début). Il y a 20 ans, 7 % des Américaines vivaient dans un état hostile à l’avortement, aujourd’hui, elles sont 43 % !

On pense que les pro-vies, aka les anti-choix, c’est l’affaire des États-Unis. Pourtant, ils sont bien actifs ici au Canada (même au Québec !). Même qu’au moment où l’on publie cet article, une manifestation pro-vie de 40 jours a lieu devant la clinique d’avortement de Sherbrooke.

Une trentaine d’organisations anti-choix font de leur priorité la lutte quotidienne contre l’avortement au Canada. Leur stratégie ultime ? Faire élire des politicien.ne.s anti-choix au Parlement afin qu’iels puissent voter des lois pour restreindre l’accès à l’avortement. D’ailleurs, le mouvement Right Now se vante d’avoir contribué à la nomination de plusieurs politiciens pro-vie comme Andrew Scheer, Doug Ford, Jason Kenney, Sam Oosterhoff et Scott Moe, grâce à leurs stratégies.

C’est pas pour te faire peur, mais pour te donner une idée : il y a eu environ une quarantaine de projets de loi qui ont été déposés au Parlement afin de restreindre les droits à l’avortement au Canada depuis 1988. Aucune n’a été acceptée, mais on est loin d’être à l’abri. 

Malheureusement, une brèche a été laissée par le jugement de la Cour suprême en 1988 : La Charte permet de fixer certaines limites raisonnables au droit de la femme pour protéger le fœtus et cela pourrait justifier l’imposition de certaines conditions. C’est sur ces « limites raisonnables » et ces « certaines conditions » que les militant.e.s anti-choix travaillent acharnement.

Ça t’inquiète ou tu veux en savoir plus sur les stratégies politiques des militant.e.s anti-choix ? C’est par ici !


Une fois qu’on commence à restreindre le droit des propriétaires d’utérus de choisir de disposer de leur propre corps, comment s’assurer qu’on ne recule pas 50 ans en arrière ? 

Sur ce, on te laisse sur une belle mise en garde formulée par Simone de Beauvoir… en 1949.

« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

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À propos de Anne-Claudel Parr

Sexologue, Rédactrice | Pronoms: elle/la | Passionnée de plage, de voyage et de salsa, j’ai étudié en science politique, en psychologie, fait un certificat en psychoéducation et en espagnol avant d’atterrir en sexologie et de trouver ma voie (ben oui, c’est long se trouver parfois) ! Féministe intersectionnelle de cœur et de raison et membre de la communauté LGBTQIAP2S+, je pose un regard assez scientifique et théorique sur la sexualité, mais en essayant d’être moins plate que ton prof de socio au cégep. J’espère pouvoir élargir ta conception de la sexualité, dire ce qui n’est pas dit et jaser de l’éléphant rose. Ensemble, on va faire la deuxième Révolution sexuelle ! Embarques-tu ?

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