Parce que les violences sexuelles ne devraient pas avoir à être vues pour être crues.

Il y a quelques mois de cela, à la sortie du quatrième long-métrage de Sarah Polley, Women Talking, basé sur le roman du même nom par Miriam Toews, je suis tombée sur ce (populaire ???) review :

Capture d'écran d'une critique du film Women talking, rédigée en anglais.

Traduction libre : Comme plusieurs personnes, je suis allé voir ce film n’étant au courant que de ses grandes lignes. Je ne m’attendais pas à ce que les abus et leur découverte soient des évènements ayant eu supposément lieu avant le début du film — la réalisatrice choisit plutôt de nous montrer les scènes de débat entre les femmes de la communauté Mennonite, alors qu’elles cherchent à décider si elles doivent rester et se battre pour défendre leur cause ou quitter en groupe. Le tout donne une trame narrative ennuyeuse, malgré toutes les crises de colère auxquelles on peut assister. *Blablabla, Roger nous vomit un peu de transphobie ordinaire pour terminer.*

Ça m’a poussée à réfléchir à la façon dont les violences sexuelles sont généralement représentées au cinéma. Un million de questions tournent en boucle dans ma tête depuis. En voici quelques-unes : 

➝ Pourquoi certaines personnes (comme Roger Mortimer) désirent-elles avoir accès aux scènes de violences sexuelles ayant lieu dans l’univers diégétique d’une œuvre ? 

➝ Pourquoi cela semble-t-il si banal pour certains cinéastes de produire des scènes de viol à des fins de divertissement ?

➝ Pourquoi ne voit-on jamais de sang menstruel à l’écran sous justification que c’est trop intime ou trop peu appealing alors que l’on compte des milliers de scènes de viol ?

➝ À quel moment est-ce justifiable d’écrire et/ou produire une scène d’agression sexuelle ?

➝ Est-ce possible de traiter de violences sexuelles au cinéma sans produire de scènes graphiques difficiles (voire insupportables) à regarder pour les survivant·e·s ? 

➝ Les TW (ou traumavertissements) ont-ils lieu d’être au cinéma ? 

➝ Pourquoi compte-t-on 50 scènes de viol pour un total de 73 épisodes dans l’émission Game of Thrones !?

Force est d’admettre que je ne possède absolument pas les réponses à toutes ces questions. Je te propose tout de même aujourd’hui quelques pistes de réflexion et mon unsolicited opinion sur le sujet. 

Quand les chiffres parlent 

First things first, permets-moi de nous situer. Qui réalise toutes ces scènes de viol ?

Voici une liste non exhaustive des cinéastes qui me viennent en tête et que je sais responsables de la création d’une ou de plusieurs scènes de violence sexuelle ayant marqué le monde du cinéma narratif occidental : Stanley Kubrick, Paul Verhoeven, Bernardo Bertolucci, Michael Haneke, David Lynch, Lars von Trier, Gaspar Noé.

Tu m’auras vue venir : ce sont, sans surprise, tous des hommes. Tous des hommes cis dont la carrière a moussé grâce, en partie, au shock value de la violence à l’égard des femmes que comportent leurs œuvres.

Notons désormais qu’en 2022, seulement 24% de tous·te·s les réalisateur·ice·s, scénaristes, monteur·se·s et directeur·ice·s photo impliqué·e·s dans la création des 250 longs-métrages les plus vus globalement étaient des femmes.

Notons également que 90% des survivant·e·s d’agression sexuelle d’âge adulte sont des femmes.

Donc, si on généralise : la majorité des personnes qui commettent des gestes d’inconduite sexuelle sont des hommes et la majorité des victimes sont des femmes. Pourtant, ce sont les hommes qui, curieusement, se donnent pour mission de mettre en scène ces violences sexuelles encore et encore.

Voyeurisme sadique ? 

Certain·e·s expert·e·s sur le sujet telle que Susan Pramschufer soutiennent la théorie selon laquelle la surreprésentation des violences sexuelles au cinéma relèverait carrément de voyeurisme sadique. Certains cinéastes et spectateurs se plairaient, consciemment ou non, à voir les femmes souffrir, un peu comme si ces scènes représentaient une force de punition veillant au maintien de nos bonnes vieilles structures patriarcales.

Cette hypothèse a d’ailleurs été avancée par nul·le autre que Laura Mulvey, l’influente théoricienne et critique féministe dans son célèbre essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (Plaisir visuel et cinéma narratif) publié en 1975. Mulvey y décrivait comment le spectateur masculin hétérosexuel moyen éprouvait du plaisir à visionner du contenu alternant entre la fascination pour les personnages féminins et le châtiment de celles-ci. Mulvey jugeait cette dichotomie teintée d’obsession et de cruauté corollaire au fameux Male Gaze.

Les violences sexuelles à des fins de ressort narratif (WiR)

L’expression Women in Refrigerators a vu le jour en 1999 lorsqu’une communauté féministe de fans de comics a créé le site web portant le même nom. Ce dernier dressait une liste des personnages féminins de bandes dessinées ayant subi des agressions, des mutilations ou même la mort, dans l’unique but de faire progresser l’intrigue et/ou le développement d’un personnage masculin. 

Plusieurs films comportant des scènes de violences sexuelles semblent sombrer dans ce trope. Selon moi, l’un des meilleurs exemples de « femme dans le frigo » au sein du cinéma d’auteur constitue le personnage de Monica Belluci dans Irréversible (Noé, 2002), film célèbre pour son interminable et effroyable scène de viol. 

Si tu n’as pas vu Irréversible (notons que je ne recommande son visionnement à absolument personne), je vais shamelessly m’autoplug et te fournir un extrait de ma critique Letterboxd à ce sujet, question de te donner une petite idée des thèmes qu’il effleure :

La création de personnages masculins ultras violents/machistes et le viol sordide d’Alex dans d’atroces circonstances ne constituent même pas (jusqu’à une certaine extension) ce qui fait d’Irréversible un objet aussi condamnable. C’est, au mieux (ou au pire), représentatif de la réalité de plein de survivant·e·s. Or, Gaspar Noé nous propose, comme tant d’autres avant lui, une œuvre instrumentalisant les violences sexuelles et sexistes au sein de la dramatisation d’un récit traitant de fierté et de vengeance masculine. […] Ce n’est, en aucun cas, une tentative de dénonciation de la masculinité toxique et de ses dommages collatéraux.

Lorsque les phénomènes du Male Gaze et des WiR se croisent, ça donne des récits sur la souffrance des hommes face aux violences subies par les femmes. Autrement dit, l’instrumentalisation des violences sexuelles, c’est déposséder les victimes de leurs propres traumas. C’est créer un univers où le cinéaste et le spectateur pourront assouvir leur Syndrome du Sauveur au profit d’images participant, une fois de plus, à la banalisation de la culture du viol. L’irrévocable popularité très peu questionnée du phénomène Game of Thrones témoigne de cette banalisation. Celle des films de Lars von Trier et de Gaspar Noé également.

Dans les cercles de cinéphiles (comprendre : filmbros), on salue souvent le « génie incompris » de Noé, le qualifiant de téméraire par-ci et d’audacieux par-là. On affirme qu’il n’a pas froid aux yeux, qu’il n’a peur de rien. L’affaire, c’est que capitaliser sur le shock value d’une scène de viol de 9 minutes quand on ne maîtrise pas l’importance des traumas découlant de violences sexuelles, c’est tout sauf habile ou courageux, et ça ne rend aucun cinéaste plus profond, mature ou edgy. Penser le contraire n’est rien de plus qu’un raccourci paresseux.

Le voir pour le croire 

Certains défenseur·e·s de la liberté d’expression et autres concepts-parapluie se plaisent à profaner que des scènes suffocantes comme celle d’Irréversible sont nécessaires pour sensibiliser le grand public à la culture du viol et aux traumas des victimes. Que ce soit clair : les violences sexuelles ne devraient pas avoir à être vues pour être crues. Ressentir de l’empathie et/ou croire les survivant·e·s ne devrait jamais être conditionnel à notre propre regard sur leur souffrance.

D’ailleurs, plusieurs réalisatrices et scénaristes nous ont prouvé à maintes reprises qu’il était amplement possible de consacrer le noyau de son œuvre à la dénonciation des violences sexuelles sans pour autant produire de scène de viol graphique comme celle d’Irréversible. Je mentionnais Sarah Polley avec Women Talking un peu plus tôt, mais je pense également à Michaela Coel avec I May Destroy You, à Kaouther Ben Hania avec Beauty and the Dogs, ou encore à Emerald Fennell avec Promising Young Woman.

Bref, je suis d’avis que faire d’un personnage une victime d’agression sexuelle au sein d’une scène graphique sans explorer les conséquences psychologiques d’une telle violence ne devrait plus être suffisant. Il faut un minimum d’engagement et d’empathie pour traiter d’un sujet aussi difficile que le viol et ce ne sont pas tous·te·s les cinéastes qui sont en position de le faire.

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À propos de Margot Chénier

Rédactrice et spécialiste des réseaux sociaux | Pronoms : elle/la | Diplômée en Études Féministes, je poursuis présentement mon parcours universitaire en Film Studies. Je suis une grande fan de tout ce qui vibre, qui brille ou qui pétille. J’ai Bye bye mon cowboy de pognée dans la tête 24/7. Je prends plaisir à mettre feu aux normes sociales pernicieuses et désuètes. On me qualifie parfois de «radicale», mais je ne vois pas ce qu’il y a de radical à vouloir anéantir la réputation de Woody Allen et la culture du viol. J’ai horreur qu’on utilise le terme vagin pour parler de vulve. Je passe le plus clair de mon temps à faire des rants contre la culture des diètes et le film Never been kissed. If you need me, I’ll be eating 5lbs of asparagus in the corner.

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